David Cronenberg, réalisateur canadien, ne cesse de répéter en interview que, curieusement, ses films ne lui ressemblent pas, du moins à première vue. En effet, il paraîtrait que notre homme est quelqu'un de doux, de posé, de civilisé, d'aimable, une crème quoi !
Et pourtant, cet homme ne cesse, depuis une trentaine d'années, de réaliser des films malsains, dérangeants, névrotiques.
Un cinéma viscéral, où d'ailleurs il est beaucoup question du corps et de ses rapports à l'esprit. Ce qui nous a valu des images de corps éclatés (Scanners), de fœtus sanguinolents (Chromosome 3), de corps tombant en morceaux (La mouche), de machine à écrire organique (Le festin nu), de sado-masochisme (Vidéodrome et Crash), de chirurgie et de gémellité (Faux-semblants), bref d'une succession de thèmes et d'images violentes et sanglantes.
Mais il ne faudrait pas confondre Cronenberg avec d'autres réalisateurs officiant dans le film d'horreur au premier degré car chez lui, cette fascination pour l'organique atteint une dimension plus philosophique, voir spirituelle. Si nombre de ses personnages subissent des altérations - voir des métamorphoses - au plus profond de leur chairs, leur conscience en est tout autant malmenée, sinon davantage.
Cronenberg est sans doute le cinéaste qui a été le plus loin dans cette exploration des liens unissant le corps et l'esprit, que notre culture occidentale a longtemps cherché à séparer alors qu'ils sont inextricablement mêlés, pour le meilleur et pour le pire.
Cette thématique était particulièrement évidente jusqu'aux années 90. Ces dernières années, Cronenberg semble davantage intéressé par le thème de la violence mais sa démarche reste la même. Du reste, dans son dernier film, Les promesses de l'ombre, on retrouve à nouveau - outre le problème de la violence - cette obsession corporelle par le biais des tatouages arborés par les membres de cette mafia russe qui ont une signification et une importance de premier plan dans leur mode de vie et de pensée.
Réalisateur fascinant autant que dérangeant, adulé et décrié, il a su proposer en tout cas une œuvre cinématographique originale, à la frontière de l'horreur et du fantastique mais en se libérant de leurs codes pour les subvertir à sa propre vision.
Chromosome 3 (1979)
Un de ses premiers films, qui aborde déjà le thème du rapport étroit entre corps et esprit au travers d'une série B horrifique où il est question d'une femme fascinée par un psychiatre-gourou qui se livre à de curieuses expériences sur le psychisme humain. La femme se mettra à enfanter d'effrayants rejetons psychopathes. J'en garde un souvenir assez flou mais une scène reste gravée dans ma mémoire, celle où la femme présente un de ses bébés sanguinolents à son ancien petit ami cherchant à la sortir des griffes du gourou. Ceux qui ont vu le film savent sûrement de quoi je parle.
Scanners (1980)
Un film qui reste assez mineur dans sa filmographie mais n'en est pas moins divertissant. Surfant sur la vague du paranormal qui était apparemment à la mode dans le cinéma fantastique des 80's, Scanners raconte l'histoire de personnes aux pouvoirs psychiques si puissants qu'ils sont capables de faire exploser le corps des gens. Bien entendu, le gouvernement (les services secrets) vont se mettre à s'intéresser à ses facultés qu'ils espèrent bien pouvoir exploiter. Quitte à en perdre la tête, au sens propre !
Je dois dire qu'à part les susdites scènes explosives, j'ai du mal à me rappeler l'intrigue dans ses détails. Encore un film à redécouvrir mais je ne crois pas me tromper en affirmant qu'il s'agit tout de même d'une série B commerciale.
Vidéodrome (1982)
Sans doute son premier chef-d’œuvre. Un film extrême auquel le public de l'époque n'était pas préparé. Il y est question d'une chaîne de télé clandestine montrant des snuff-movies et de l'impact que les programmes finissent par avoir sur ses téléspectateurs, non seulement dans leur esprit mais aussi dans leurs chairs (le personnage joué par James Woods l'apprendra à ses dépens). Là aussi, je n'ai plus revu le film depuis des années mais je me souviens d'un scénario tortueux - parfois même un peu hermétique - et de scènes "oniriques/horrifiques" gratinées (une télévision qui explose dans un déluge de tripes, un cassette VHS à l'apparence organique,...).
Mais le film montre surtout le rapport du spectateur avec la télévision et le voyeurisme, jusqu'à faire littéralement corps avec celle-ci.
Dead Zone (1983)
Une des meilleures adaptations d'un roman de Stephen King et à nouveau un classique du genre. Un film que j'aime beaucoup.
Nous faisons connaissance avec un personnage de martyr appelé Johnny Smith, qu'un accident de voiture à (presque) tout pris : la femme qu'il aime, dix ans de sa vie, sa mère, son avenir... pour lui léguer un cadeau empoisonné : la faculté de précognition.
Voilà encore un personnage atteint dans son esprit (le coma, le pouvoir) comme dans son corps (Johnny devra se déplacer avec une canne). Mais l'histoire de Johnny est, comme celle de Seth Brundle dans La mouche, une véritable tragédie. L'homme se voit écarter de la société par un don qui handicape davantage qu'il ne le sert, condamné à jouer les Cassandre jusqu'à ce qu'il en vienne à se sacrifier pour éviter une guerre atomique.
Christopher Walken est particulièrement émouvant dans le rôle de ce héros malgré lui qui ne demandait qu'une chose : avoir une vie normale.
La vision de cet homme au manteau noir, tel un oiseau blessé de mauvais augure, claudiquant dans la neige vers son destin, est une image d'une tristesse et d'un lyrisme que l'on n'oublie pas.
La mouche (1986)
Un classique du fantastique qu'il n'est plus besoin de présenter et qui reste toujours le plus grand succès public de Cronenberg. Un film effrayant qui remplit parfaitement son programme mais aussi la description clinique d'un martyr (à nouveau) et une plongée dans le psychisme d'un homme victime d'une immonde métamorphose. La grande qualité de ce film est son parfait dosage qui voit Seth Brundle passer par divers stades, d'abord positifs (force décuplée, énergie, libido exacerbée, perte des inhibitions) puis négatifs (colère, violence, délabrement physique). Un film qui ne vieillit pas.
Faux-semblants (1988)
Pour moi, LE chef-d’œuvre de Cronenberg ! Si on peut parfois reprocher au réalisateur une certaine tendance à l'outrance gratuite, à la bizarrerie à tous crins, aucune scène de Faux-semblants n'est gratuite. Les critiques appelleraient sans doute ça "le film de la maturité". Un scénario au potentiel fascinant et pleinement exploité, le sujet toujours troublant de la gémellité et ses implications psychologiques, un Jeremy Irons parfait dans le double rôle des frères Mantle, aux caractères si différents (Beverly, introverti et émotif et Elliot, extraverti et froid), des images frappantes (les tenues rouges de chirurgiens, des instruments chirurgicaux aberrants qui ressemblent davantage à des instruments de torture, les deux frères côte à côte à la table d'un restaurant, leur mort).
A nouveau, Cronenberg exploite le thème de la fusion des esprits et des corps, ici par le rapport complémentaire des deux frères qui ne forment au fond qu'une seule entité, à tel point que l'un ne pourra survivre à l'autre.
Beau et profond.
Le festin nu (1991)
Fausse adaptation du livre de Burrough puisque, contrairement au bouquin sans queue ni tête de William, un film se doit bien de raconter quelque chose qui ressemble un peu à une histoire. Celle-ci n'en reste pas moins impossible à raconter, si ce n'est par une suite d'éléments mis bout à bout : Peter Weller - drogue - Interzone - machine à écrire insectoïde - Muggwumps - espion ? - Roy Scheider en femme au cigare (??)
Voilà à peu près ce qui me reste en mémoire, une sorte de bouillie visuelle sans continuité.
Étrange, vous avez dit étrange ? Oui et plutôt vain.
Crash (1996)
A la fois œuvre dédiée à l'icône du XXème siècle (l'automobile) et son pouvoir sexuel, et métaphore de la société technologique où l'homme en viendrait à fusionner avec la machine dans un rapport sado-masochiste, Crash possédait sur le papier un potentiel pas vraiment exploité à l'écran. Pourtant, Cronenberg semblait le choix idéal pour adapter le roman de Ballard tant les préoccupations du réalisateur rejoignent celles du livre.
Mais le film est au final moins subversif qu'on pouvait l'espérer, voir un peu ridicule. James Spader et Deborah Unger se tamponnent un peu les pare-chocs, on fait des galipettes sur le siège avant, mais tout ça manque d'audace et de fond. Trop lisse, trop aseptisé, trop gentil. On est tout de même loin de la force subversive de Vidéodrome.
Spider (2002)
Un film qui se distingue des autres œuvres de Cronenberg par son austérité, à la limite de l'autisme et très avare de dialogues. Délaissant les scènes chocs, le réalisateur se penche exclusivement sur le monde mental d'un schizophrène qui reste hanté par un souvenir d'enfance tragique : le meurtre de sa mère par son propre père. De retour sur les lieux, l'homme replonge dans ce passé traumatique et mène une sorte d'enquête intime qui le mènera à une révélation surprenante, montrant qu'entre la réalité de l'événement et sa mémorisation, il peut y avoir un grand décalage. On entre difficilement dans ce film, à cause de sa lenteur, d'une impression d'opacité renforcée encore par une photographie et des décors sombres. Mais il possède un pouvoir de fascination indéniable, quasi hypnotique. De plus, Ralph Fiennes est convaincant dans ce rôle d'introverti s'exprimant plus par ses gestes et ses regards que par la parole et que la volonté d'extirper la vérité des errements de son cerveau malade rend émouvant malgré sa froideur.
Les promesses de l'ombre (2007)
Il aura fallu attendre quelques années pour que Cronenberg retrouve la puissance de certains de ses classiques (Faux-semblants, La mouche) et une émotion (Dead Zone) qui avait quitté ses dernières productions.
Après l'hermétisme du Festin Nu, la SF fauchée d'Existenz et un History of Violence où il était plus question de violence que d'histoire, Les promesse de l'ombre est une belle réussite. Bénéficiant d'un scénario solide, consistant, d'acteurs au top (un étonnant Viggo Mortensen dont le personnage au physique gravé dans le marbre mais au psychisme plus torturé crève l'écran), le film nous entraîne dans un monde souterrain aux relents d’égouts. Du parrain d'une mafia russe à l'apparence faussement bonhomme sous lequel transparaît une ignoble brute au fils de celui-ci, jouisseur et exploiteur sans scrupules proche de la psychopathie (Vincent Cassel), on trouve cette jeune sage-femme (Naomi Watts) détentrice d'un bien triste secret pour lequel elle risque sa vie et cet homme de main (Viggo, donc) attaché à sa loyauté envers le clan mais pas au point de sacrifier son humanité, contrairement aux autres.
Décrivant un monde sans espoir, où les plus forts exploitent les plus faibles quand ils ne les tue pas, le film est d'une noirceur d'encre au réalisme auquel Cronenberg n'avait pas habitué dans ses films plus "fantastiques".